Doigtés et coups d'archet (I)

La rumeur circule qu'au CIMI, sur les partitions des instrumentistes, il
n'est indiqué ni doigté ni coup d'archet.
Nous confirmons ici que la rumeur est fondée.
Face à la critique -n'entrons pas ici dans de sombres détails-, nous serions
tentés d'appliquer la devise de la Reine d'Angleterre.
Ou de nous inspirer de cette parole désormais célèbre du Président français
Nicolas Sarkozy visitant le Salon de l'Agriculture.
"Never complain. Never explain." "Casse-toi pauv' con !"
Nous avons fait l'un. Nous avons fait l'autre.
Tentons ici autre chose.
A notre arrivée à la direction du CIMI (nous avions 25 ans), le
concertmeister était un homme plutôt "respectable". Ancien Inspecteur de
l'Enseignement Moyen pour l'Education Physique, il possédait une sérieuse
technique de violoniste et n'était pas un musicien médiocre. Il jouissait en
outre d'une excellente estime de soi. Conformément à l'organisation interne
normale des formations professionnelles -elles sont le "modèle" universel
aujourd'hui en usage-, il lui revenait le privilège et la lourde tâche de
décider des doigtés et des coups d'archet. Nous fûmes ainsi assez vite
plongés dans la dure réalité. Pour une bonne partie des instrumentistes, les
doigtés et coups d'archet proposés comportaient trop de difficultés -il
serait plus honnête de préciser et de dire : trop de trouvailles.
Devant le risque de conflits et de désertions, il fut décidé dans une sorte
d'accord assez flou de laisser toute liberté à chacun de faire comme il le
souhaitait.
Le résultat fut immédiat.
Ce fut beaucoup mieux.
Et nous pouvons aujourd'hui le confirmer sans une seule hésitation :
c'est beaucoup mieux. C'est définitivement beaucoup mieux.
C'est même définitivement beaucoup mieux deux fois.
Nous voulons dire par là qu'il y a deux améliorations.
La première amélioration existe pour des raisons purement statistiques. La
seconde pour des raisons purement musicales.
Explications
Explication 1
Le violoniste John Dalley, membre du Quatuor Guarneri (encore lui !), fut un
temps l'élève d'Efrem Zimbalist qui, comme son nom ne l'indique pas, était
lui aussi violoniste (le trait est facile mais nous savons qu'il est facile,
pour un lecteur, de s'égarer). Concernant la prise d'archet, les deux hommes
avaient reçu un écolage différent. Zimbalist avait dès lors coutume de
demander à Dalley : "Comment réussissez-vous à vous en tirer si bien au
talon ?". Dalley répondait en écho à Zimbalist : "Je ne sais pas, mais
comment jouez-vous si merveilleusement à la pointe ?".(1)
Invitons John Dalley et Efren Zimbalist au CIMI.
Confions tout d'abord le rôle de concertmeister à John Dalley.
Dans son travail, ici et là, il décidera d'une stratégie qui amènera
l'archet près du talon au seuil de tel ou tel passage. Efrem Zimbalist, en
bon soldat, suivra. Toutefois, s'il éprouve l'une ou l'autre gêne, un
dialogue s'installera qui conduira soit à un statu quo, soit à un compromis,
soit à une tout autre solution.
Confions ensuite le rôle de concertmeister à Efrem Zimbalist.
Dans son travail, ici et là, il décidera d'une stratégie qui amènera
l'archet près de la pointe au seuil de tel ou tel passage. John Dalley, en
bon soldat, suivra. Toutefois, s'il éprouve l'une ou l'autre gêne, un
dialogue s'installera qui conduira soit à un statu quo, soit à un compromis,
soit à une tout autre solution.
Considérons à présent le violoniste lambda membre du CIMI.
Son meilleur rendement consistera, selon le passage, à choisir la solution
d'Efrem Zimbalist, ou à choisir l'un des compromis, ou encore à chercher et
à trouver une solution qui lui soit propre.
Le problème d'un orchestre d'amateurs n'est pas d'obtenir un parallélisme
visuel. Si, comme Karajan, vous souffrez d'une fascination malsaine pour ce
genre de parallélisme, certains de ses films, où ce parallélisme est poussé
jusqu'à la nausée, devraient pouvoir vous en guérir.
Le problème d'un orchestre d'amateurs est de maximaliser l'intégrale
indéfinissable que constitue la somme des prestations de chacun des
participants.
Et dans un orchestre d'amateurs (le CIMI a cette chance de compter dans
ses rangs quelques spécimens de cette espèce hybride que constituent les
intellectuels universitaires ayant reçu une formation de musicien
professionnel), chaque difficulté sera toujours suffisamment bien maîtrisée
par un certain pourcentage des instrumentistes. Les (plus ou moins
nombreuses) imprécisions du pourcentage restant pourront soit s'additionner,
soit se compenser aléatoirement. Laisser la liberté à chacun de faire comme
il le souhaite, c'est maximaliser à tout moment cette intégrale
indéfinissable et favoriser la musique. Imposer un ordre extérieur, c'est
décapiter systématiquement le premier pourcentage et c'est faire pencher
soi-même le fléau de la balance du second pourcentage du très mauvais côté.
Explication 2
Pour faire de la musique, il faut que la pensée précède le geste et il faut
que ce geste soit improvisé. C'est élémentaire et c'est fondamental.
Surcharger un instrumentiste d'indications surnuméraires, lui imposer des
complications géométriques qu'il maîtrise mal, c'est prendre le risque
coupable d'inverser en lui cet ordre naturel souvent éphémère, c'est prendre
le risque coupable de détruire en lui la présence vacillante de la musique.
A l'échelle de l'ensemble, c'est à nouveau décapiter systématiquement
quelque autre pourcentage d'action favorable et se rapprocher un peu plus
d'une limite au delà de laquelle la pratique de la musique n'est plus qu'une
absurdité.
Le mieux ici, s'il y a un espoir de convaincre, est de conseiller la lecture
attentive de l'œuvre de Volker Biesenbender : "Plaidoyer pour
l'improvisation dans l'apprentissage instrumental" (2).
Notre propre plaidoirie s'en trouve allégée. Elle l'est d'autant plus que
Volker Biesenbender fait face à la critique et que, s'il ne peut que
témoigner qu'il lui arrive de faire sienne la devise de la Reine
d'Angleterre, il se charge quelquefois d'endosser le rôle du Président
Sarkozy.
Revenons-en donc à la rumeur.
La rumeur est fondée.
La rumeur est fondée mais elle est totalement fausse.
Des doigtés et des coups d'archet sont évidemment cherchés et proposés là où
ils se révèlent utiles ou indispensables.
Quelle stupidité d'imaginer le contraire !
Emmanuel Pirard, 12 février 2010

(1) David Blum,
The Art of Quartet Playing : the Guarneri Quartet in Conversation with
David Blum, Cornell University Press, Ithaca (N.Y.), 1986 (trad. de
l'anglais par M.-S. et A. Pâris, L'Art du quatuor à cordes. Conversation
avec le Quatuor Guarneri : essai, Actes Sud, Arles, 1991)
(2) Volker Biesenbender, Plaidoyer pour l'improvisation dans
l'enseignement instrumental, éditions Van
de Velde
A lire aussi absolument, un article du journal "Le Soir" du 1er juillet 2010: "Louis Langrée prend des risques"
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