Bavardage

C'est le nom de Serge Prokofiev qui, le premier, s'est
gravé pour toujours dans notre mémoire de "mélomane averti".
Russe. Serguéï Serguéïévitch. A composé la musique de
"Pierre et le Loup". Jouait bien aux échecs.
Plus tard, tout en apprenant avec soin les lettres de notre
alphabet et les notes de la gamme, nous ajoutâmes précieusement
d'autres pierres à l'édifice, qui serait glorieux, de notre
Connaissance.
Extraits.
Beethoven était sourd.
Bach eut 23 enfants.
Mozart fut enterré dans une fosse commune.
Adolphe Sax a inventé le saxophone.
Saint-Grégoire le chant grégorien.
Jean-Marie Leclair - un violoniste - est mort en duel ou
bien fut assassiné.
L'Adagio d'Albinoni n'est pas d'Albinoni.
Dvorak - longtemps après Christophe Colomb - découvrit
l'Amérique. Il composa la "Symphonie du Nouveau Monde" - et
aussi un "Quatuor américain".
Tous ces faits marquants n'offrent certes qu'une vue très
parcellaire de l'Histoire de la Musique. Nous l'admettons très
volontiers. Et nous devons même confesser que, malgré d'incessantes
corrections et une curiosité le plus souvent en éveil, il nous a
fallu constater que le chemin qui mène de l'innocente ignorance à
une érudition sans faille était définitivement trop long pour nous.
Il faudrait nous en accommoder. Le lecteur peut être rassuré.
C'est
chose faite.
Nous en arrivons tout doucement au "billet du Chef".
Pour le musicien, pour le mélomane, pour l'historien, pour
l'"honnête homme", pour l'homme de la rue même peut-être,
l'origine de la direction d'orchestre est étroitement associée
à un événement tragique qui appartient de plein droit à notre
petite liste enfantine.
Le lecteur l'y a d'ailleurs - c'est évident - déjà rajouté.
Rappelons toutefois brièvement les faits (une description
complète et magnifiquement romanesque est à lire dans l'ouvrage
de Théodore Valensi (1)).
1687. Pour la guérison du Roi, Lully compose un "Te Deum"
exécuté le 8 janvier en l'Eglise des Feuillants devant toute
la Cour. Lully dirige les 150 chanteurs et musiciens avec fougue
et avec une longue canne et se blesse au pied. La blessure
s'infecte. Lully meurt de la gangrène.
Cet événement tragique a sans doute déterminé, par volonté
de prudence, le choix des successeurs de Lully à la fonction
de chef d'orchestre de troquer la canne meurtrière contre un
objet que l'on peut imaginer plus inoffensif.
Baguette ou bâton.
La normalisation se fait encore attendre.
En 1841, Berlioz rend visite à Mendelssohn à Leipzig. L'auteur
de la "Marche au supplice" assiste émerveillé à la prestation de
chef d'orchestre de l'auteur de la "Marche nuptiale" et lui
demande le privilège de recevoir sa baguette en cadeau. Mendelssohn
s'exécute avec joie et reçoit les remerciements que voici (2) (voir aussi
texte en ligne).
Au chef Mendelssohn !
Grand chef ! nous nous sommes promis d'échanger nos tomahawks*; voici
le mien ! Il est grossier, le tien est simple ; les squaws** seules et les
visages pâles*** aiment les armes ornées. Sois mon frère ! et quand le
Grand Esprit nous aura envoyés chasser dans le pays des âmes, que nos
guerriers suspendent nos tomahawks unis à la porte du conseil.
* Massues de sauvages.
** Les femmes.
*** Les Européens, les blancs.
NDLR : nous supposons que les précisions lexicales ont été ajoutées
de la main même de Berlioz - Berlioz qui, on le sait, n'a
jamais découvert l'Amérique - à l'occasion de la publication
de ses mémoires.
Il ne faut pas penser que l'utilisation d'une baguette de
chef d'orchestre soit totalement sans risque. La mémoire collective de
l'orchestre de l'Opéra Royal de Wallonie semble en tout cas garder la
trace - désormais parfaitement burlesque - d'un épisode
authentiquement sanglant que des historiens magnifiquement romanesques
auront peut-être un jour le génie d'associer étroitement, pour la
postérité, au fait que certains chefs ont aujourd'hui décidé - hier
déjà ! - de diriger, comme le font presque tous les chefs de chœurs
(et pour écarter enfin toute forme de danger), à mains nues.
Parmi ces chefs "extrêmes", il en est un au moins que nous
pouvons personnellement admirer sans réserve : Valéry Gergiev.
Valéry Gergiev s'est cependant offert une exception remarquable à
ce choix délibéré et très contestable de négliger le symbole de sa
toute puissance.
Voici.
Il dirige (le concert a déjà été diffusé plusieurs fois sur Arte)
tout un programme de musique russe (un orchestre symphonique d'une
centaine de musiciens) en tenant entre le pouce et l'index un objet
qui nous a semblé posséder tous les attributs d'un cure-dent.
Cette étrange parade nous amène au cœur même de notre "billet
du Chef".
Des scientifiques ont établi que le claquement du fouet du
dompteur provenait du fait que l'extrémité du fouet franchissait
le mur du son.
Tout à fait intéressant vraiment.
En particulier lorsque l'on fait face au lion.
C'est à n'en pas douter ce qu'entendait démontrer Valéry Gergiev.
POSTFACE
Notre "billet du Chef" mis au net, nous avons eu l'occasion de
feuilleter, par hasard, une "Edition revue, corrigée et mise à jour
en avril 2001" du "Petit Robert des noms propres".
L'article consacré à Lully - long d'environ une demi-colonne
(soit un peu moins qu'Einstein et un peu plus qu'Eisenhower) -
ne dit rien - rien de rien - des circonstances de sa mort.
0 tempera ! o mores !
Emmanuel Pirard, le 5 mai 2010

Valéry Gergiev
Lully
(1) Théodore Valensi, Louis XIV et Lully, Editions E.L.F., 25, 1 Avenue
Auber, Nice, 1951.
(2) Hector Berlioz, Mémoires, Garnier-Flammarion, Paris, 1969.
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