Le billet du chef - mars 2011

 

 

 

Rien de nouveau sous le soleil

 


Le fidèle lecteur des "billets du Chef" l'ignore peut-être : Victorin de Joncières est le pseudonyme de Félix Ludger Rossignol.
 

Nous ne lui ferons pas grief de cette étrange lacune. Nous avons dû nous-même consulter nos encyclopédies pour découvrir que Victorin de Joncières (pseudonyme de Félix Ludger Rossignol) naquit à Paris le 12 avril 1839, qu'il y mourut le 26 octobre 1903, qu'il y fit ses études au Conservatoire auprès d' Elwart pour l'harmonie et de Leborne pour la composition, qu'on lui doit (entre autres) six opéras (tous représentés à Paris de 1867 à 1900) et des œuvres pour orchestre (dont une symphonie avec chœur, "La Mer", datant de 1881), qu'il fut encore, à partir de 1871, critique musical et théâtral au journal "La Liberté".
 

Le fidèle lecteur des "billets du Chef" est sans doute plus familier de la vie et de l'œuvre de Jules Massenet.
 

Complétons ici, utilement nous l'espérons, son érudition. En signalant l'existence de deux "morceaux à déchiffrer", composés
en 1881 et 1887 pour le Concours de flûte du Conservatoire (New York, Oxford University Press, 1978).
Deux petites perles rares et précieuses, qui nous ont appris à notre tour à regretter que la vie musicale parisienne de cette époque ait été quasi exclusivement absorbée par l'opéra. Par l'opéra, et par la gloire, si souvent éphémère, que celui-ci seul semblait pouvoir accorder.
 

Nous en arrivons à notre "billet".

 

Joncières et Massenet se sont connus.
 

De leur première rencontre, Victorin de Joncières avait gardé un souvenir plein de tendresse. Souvenir qu'il consigna (pour l'édification des membres du C.I.M.I., pour le plaisir du fidèle lecteur des "billets du Chef", pour la revanche dudit Chef et pour l'éternité) dans les colonnes de l'illustre "Gaulois".
 

Cela va sans dire : toute ressemblance avec des personnages réels ne peut être que fortuite.

« Cela se passait, si j'ai bonne mémoire, en l'été de l'année 1859. A cette époque, je commençais à négliger la peinture pour la musique, et j'avais hâte d'entendre exécuter par un orchestre mes timides essais symphoniques, Je n'osais encore aller frapper à la porte des concerts réguliers et je pensais atteindre plus facilement mon but en m'adressant à une société d'amateurs.
« Justement, j'en découvris une dont les séances avaient lieu dans la grande salle du café Charles, rue des Poissonniers, à Montmartre, sous la direction de Marié, coryphée à l'Opéra, le père des trois cantatrices Galli, Paola et Irma, dont les brillants succès dans la carrière lyrique sont encore présents à toutes les mémoires.

« Demeurant à cette époque à Montmartre, j'avais souvent entendu, en passant devant le café Charles, un bruit confus d'instruments; je m'étais informé, et, un beau soir, prenant mon courage à deux mains, je me risquai à aller trouver le père Marié, au moment où il allait monter au pupitre pour diriger sa phalange d'instrumentistes.
« C'était un petit homme replet, grisonnant, la face épanouie, au regard vif et perçant derrière les lunettes d'or. Déjà il brandissait son bâton pour donner le signal du premier accord, lorsque je pénétrai dans la salle.
« Je lui exposai en tremblant ma requête. Il m'écouta avec bienveillance et me répondit :
« C'est que nous ne jouons que les maîtres ici. Cependant, lorsqu'on nous apporte une œuvre de valeur, nous l'essayons. Tenez, notre timbalier - et il me montrait un tout jeune homme en train d'accorder son instrument - notre timbalier, qui a quelques dispositions, a écrit une marche religieuse que nous exécuterons un jour à Saint-Pierre de Montmartre, à l'occasion d'une fête solennelle. Justement nous avons besoin d'un artiste pour tenir alternativement les parties de grosse caisse et de tambour. Voulez-vous prendre place à la batterie à côté de M. Massenet ? Si vous faites l'affaire, nous pourrons essayer quelque morceau de votre composition ? »
« Je n'avais de ma vie touché une mailloche de grosse caisse, mais j'étais d'une assez jolie force sur le tambour. C'est même l'instrument pour lequel j'ai montré, dès l'enfance, les plus remarquables dispositions.
« J'acceptai avec force remerciements l'offre qui m'était faite, et j'allai prendre place auprès du jeune adolescent qui m'avait été désigné. Massenet était alors presque un gamin : imberbe, avec un petit nez retroussé, le front haut sous les longs cheveux rejetés en arrière, le visage pâle éclairé de deux petits yeux à la fois pleins de malice et de bienveillance. Il me fit place avec empressement auprès de lui, et je saisis la mailloche et les cymbales pour l'exécution de Lestocq qui était sur le pupitre.
« Cet orchestre était composé de modestes employés, de commerçants du quartier, de vieux petits rentiers, pleins d'ardeur et de bonne volonté, attentifs et soumis devant les allures olympiennes que prenait leur chef, décrivant d'immenses paraboles avec son bâton de mesure. Tous les violonistes voulant jouer la partie du premier violon, le père Marié avait obtenu à grand-peine deux seconds violons et un alto. Il y avait quatre flûtes, jouant toutes les quatre la première à l'unisson; pas de hautbois ni de bassons, trois clarinettes, un cor, un trombone, deux violoncelles et deux contrebasses.
« Tout ce monde-là préludait avec rage. Sans prendre la peine de s'accorder. L'on attaqua l'ouverture de
Lestocq. Quelle horrible cacophonie ! Les violons grinçaient furieusement, les flûtes sifflaient comme des merles, le cor gloussait, timidement, écrasé par le mugissement du trombone. Tel un dompteur, le père Marié s'efforçait de maîtriser cette ménagerie déchaînée, tandis que moi, perdu au milieu des mesures à compter, je frappais au hasard de formidables coups de grosse caisse dont le fracas achevait d'exaspérer le malheureux chef d'orchestre qui, de temps en temps, épongeait son visage cramoisi avec un large foulard à carreaux, placé sur le rebord de son pupitre.
« Vous avez de la vigueur, me dit-il à la fin du morceau, mais vous ne comptez pas bien vos pauses ».
« On passa ensuite à l'exécution de l'ouverture de la
Gazza Ladra. Dans ces étonnantes répétitions, on ne recommençait jamais un morceau. On consommait de la musique à l'heure, dévorant en une séance trois ou quatre ouvertures et une symphonie.
« Un peu déconfit de mon début comme grosse caisse, je devais prendre une éclatante revanche comme tambour. J'exécutai le roulement de l'introduction de la
Gazza Ladra avec une incomparable maestria. Mon voisin, le petit Massenet, jetant sur moi un regard d'admiration, me dit avec une conviction qui me fit tressaillir d'orgueil : « Mâtin ! tu as un joli talent de tambour, toi ! » Je fus extrêmement flatté de ce compliment en même temps que charmé de ce tutoiement bon enfant, où je devinais un nouvel ami. La glace était rompue ; du coup, je devenais l'un des virtuoses de l'orchestre.
« Allons, dit le père Marié, à la fin de la séance, vous êtes des nôtres. Pour fêter votre entrée, vous allez payer votre bienvenue. Garçon, cria-t-il par la porte entrouverte qui donnait sur l'escalier, de la bière et des verres ! »
« Ma bourse était bien plate à cette époque, et je fus effrayé à la pensée d'abreuver tout ce monde à mes frais. Massenet comprit mon angoisse. « Ne crains rien, dit-il en souriant, ici on fait l'œil, et puis la bière ne coûte que quatre sous la canette ; tu en auras pour une jolie pièce de deux francs ».
« Je sortis avec mon nouvel ami qui me reconduisit jusqu'à ma porte, tout en haut de la Butte. Chemin faisant, il m'apprit qu'il était accompagnateur chez Roger, en attendant qu'il obtînt le prix de piano au Conservatoire. Il composait aussi et son ambition était de faire représenter, à l'Ecole Lyrique de la Tour d'Auvergne, une opérette en un acte, de sa façon, intitulée
Les Deux Boursiers. Quant à sa marche religieuse, il attendait avec impatience le grand jour où l'orchestre du café Charles en ferait retentir les échos de la vieille église paroissiale de Montmartre.
« D'une nombreuse famille sans fortune, Massenet, attelé du matin au soir à son piano, blousait les timbales trois fois par semaine, au théâtre des Italiens, et tous les vendredis au café Charles. Je crois bien qu'il garda sa place de timbalier à la salle Ventadour jusqu'au jour où il remporta le Grand Prix de Rome. Il eut pour successeur Emile Pessard qui lui aussi, quelques années plus tard, devait aller loger à la villa Médicis.
« C'est de cette époque bien lointaine que date mon amitié pour Massenet, dont je devinai le grand talent dès que je connus ses premiers essais de composition. Je crois pouvoir dire que cette sympathie que j'éprouvai pour lui dès notre première rencontre fut réciproque car depuis, en toutes circonstances, j'ai trouvé en lui un camarade bon, dévoué, obligeant, auquel, de mon côté, je n'ai jamais négligé de prouver ma sincère admiration et ma profonde affection ».





Emmanuel Pirard, le 5 mai 2010

 

 

              

Portrait-charge de Massenet

 

(1) Louis Schneider, Massenet, Librairie Conquet éditeur.

OU 65 vocations de musiciens, Librairie Gründ, 1961.

 

 

Université de Liège - Culture

Page mise à jour le 11 mai 2011

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