Rien de nouveau sous le soleil

Le fidèle lecteur des "billets du Chef" l'ignore peut-être : Victorin de
Joncières est le pseudonyme de Félix Ludger Rossignol.
Nous ne lui ferons pas grief de cette étrange lacune. Nous avons dû
nous-même consulter nos encyclopédies pour découvrir que Victorin de
Joncières (pseudonyme de Félix Ludger Rossignol) naquit à Paris le 12 avril
1839, qu'il y mourut le 26 octobre 1903, qu'il y fit ses études au
Conservatoire auprès d' Elwart pour l'harmonie et de Leborne pour la
composition, qu'on lui doit (entre autres) six opéras (tous représentés à
Paris de 1867 à 1900) et des œuvres pour orchestre (dont une symphonie avec
chœur, "La Mer", datant de 1881), qu'il fut encore, à partir de 1871,
critique musical et théâtral au journal "La Liberté".
Le fidèle lecteur des "billets du Chef" est sans doute plus familier de
la vie et de l'œuvre de Jules Massenet.
Complétons ici, utilement nous l'espérons, son érudition. En signalant
l'existence de deux "morceaux à déchiffrer", composés
en 1881 et 1887 pour le Concours de flûte du Conservatoire (New York,
Oxford University Press, 1978).
Deux petites perles rares et précieuses, qui nous ont appris à notre tour à
regretter que la vie musicale parisienne de cette époque ait été quasi
exclusivement absorbée par l'opéra. Par l'opéra, et par la gloire, si
souvent éphémère, que celui-ci seul semblait pouvoir accorder.
Nous en arrivons à notre "billet".
Joncières et Massenet se sont connus.
De leur première rencontre, Victorin de Joncières avait gardé un souvenir
plein de tendresse. Souvenir qu'il consigna (pour l'édification des membres
du C.I.M.I., pour le plaisir du fidèle lecteur des "billets du Chef", pour
la revanche dudit Chef et pour l'éternité) dans les colonnes de l'illustre
"Gaulois".
Cela va sans dire : toute ressemblance avec des personnages réels ne peut
être que fortuite.
« Cela se passait, si j'ai bonne mémoire, en l'été de l'année 1859. A cette
époque, je commençais à négliger la peinture pour la musique, et j'avais
hâte d'entendre exécuter par un orchestre mes timides essais symphoniques,
Je n'osais encore aller frapper à la porte des concerts réguliers et je
pensais atteindre plus facilement mon but en m'adressant à une société
d'amateurs.
« Justement, j'en découvris une dont les séances avaient lieu dans la grande
salle du café Charles, rue des Poissonniers, à Montmartre, sous la
direction de Marié, coryphée à l'Opéra, le père des trois cantatrices Galli,
Paola et Irma, dont les brillants succès dans la carrière lyrique sont
encore présents à toutes les mémoires.
« Demeurant à cette époque à Montmartre, j'avais souvent entendu, en passant
devant le café Charles, un bruit confus d'instruments; je m'étais informé,
et, un beau soir, prenant mon courage à deux mains, je me risquai à aller
trouver le père Marié, au moment où il allait monter au pupitre pour diriger
sa phalange d'instrumentistes.
« C'était un petit homme replet, grisonnant, la face épanouie, au regard vif
et perçant derrière les lunettes d'or. Déjà il brandissait son bâton pour
donner le signal du premier accord, lorsque je pénétrai dans la salle.
« Je lui exposai en tremblant ma requête. Il m'écouta avec bienveillance et
me répondit :
« C'est que nous ne jouons que les maîtres ici. Cependant,
lorsqu'on nous apporte une œuvre de valeur, nous l'essayons. Tenez, notre
timbalier - et il me montrait un tout jeune homme en train d'accorder son
instrument - notre timbalier, qui a quelques dispositions, a écrit une
marche religieuse que nous exécuterons un jour à Saint-Pierre de Montmartre,
à l'occasion d'une fête solennelle. Justement nous avons besoin d'un artiste
pour tenir alternativement les parties de grosse caisse et de tambour.
Voulez-vous prendre place à la batterie à côté de M. Massenet ? Si vous
faites l'affaire, nous pourrons essayer quelque morceau de votre composition
? »
« Je n'avais de ma vie touché une mailloche de grosse caisse, mais j'étais
d'une assez jolie force sur le tambour. C'est même l'instrument pour lequel
j'ai montré, dès l'enfance, les plus remarquables dispositions.
« J'acceptai avec force remerciements l'offre qui m'était faite, et j'allai
prendre place auprès du jeune adolescent qui m'avait été désigné. Massenet
était alors presque un gamin : imberbe, avec un petit nez retroussé, le
front haut sous les longs cheveux rejetés en arrière, le visage pâle éclairé
de deux petits yeux à la fois pleins de malice et de bienveillance. Il me
fit place avec empressement auprès de lui, et je saisis la mailloche et les
cymbales pour l'exécution de Lestocq qui était sur le pupitre.
« Cet orchestre était composé de modestes employés, de commerçants du
quartier, de vieux petits rentiers, pleins d'ardeur et de bonne volonté,
attentifs et soumis devant les allures olympiennes que prenait leur chef,
décrivant d'immenses paraboles avec son bâton de mesure. Tous les
violonistes voulant jouer la partie du premier violon, le père Marié avait
obtenu à grand-peine deux seconds violons et un alto. Il y avait quatre
flûtes, jouant toutes les quatre la première à l'unisson; pas de hautbois ni
de bassons, trois clarinettes, un cor, un trombone, deux violoncelles et
deux contrebasses.
« Tout ce monde-là préludait avec rage. Sans prendre la peine de s'accorder.
L'on attaqua l'ouverture de Lestocq. Quelle horrible cacophonie ! Les
violons grinçaient furieusement, les flûtes sifflaient comme des merles, le
cor gloussait, timidement, écrasé par le mugissement du trombone. Tel un
dompteur, le père Marié s'efforçait de maîtriser cette ménagerie déchaînée,
tandis que moi, perdu au milieu des mesures à compter, je frappais au hasard
de formidables coups de grosse caisse dont le fracas achevait d'exaspérer le
malheureux chef d'orchestre qui, de temps en temps, épongeait son visage
cramoisi avec un large foulard à carreaux, placé sur le rebord de son
pupitre.
« Vous avez de la vigueur, me dit-il à la fin du morceau, mais vous ne
comptez pas bien vos pauses ».
« On passa ensuite à l'exécution de l'ouverture de la Gazza Ladra. Dans ces
étonnantes répétitions, on ne recommençait jamais un morceau. On consommait
de la musique à l'heure, dévorant en une séance trois ou quatre ouvertures
et une symphonie.
« Un peu déconfit de mon début comme grosse caisse, je devais prendre une
éclatante revanche comme tambour. J'exécutai le roulement de l'introduction
de la Gazza Ladra avec une incomparable maestria. Mon voisin, le petit
Massenet, jetant sur moi un regard d'admiration, me dit avec une conviction
qui me fit tressaillir d'orgueil : « Mâtin ! tu as un joli talent de tambour,
toi ! » Je fus extrêmement flatté de ce compliment en même temps que charmé
de ce tutoiement bon enfant, où je devinais un nouvel ami. La glace était
rompue ; du coup, je devenais l'un des virtuoses de l'orchestre.
« Allons, dit le père Marié, à la fin de la séance, vous êtes des nôtres.
Pour fêter votre entrée, vous allez payer votre bienvenue. Garçon, cria-t-il
par la porte entrouverte qui donnait sur l'escalier, de la bière et des
verres ! »
« Ma bourse était bien plate à cette époque, et je fus effrayé à la pensée
d'abreuver tout ce monde à mes frais. Massenet comprit mon angoisse. « Ne
crains rien, dit-il en souriant, ici on fait l'œil, et puis la bière ne
coûte que quatre sous la canette ; tu en auras pour une jolie pièce de deux
francs ».
«
Je sortis avec mon nouvel ami qui me reconduisit jusqu'à ma porte, tout en
haut de la Butte. Chemin faisant, il m'apprit qu'il était accompagnateur
chez Roger, en attendant qu'il obtînt le prix de piano au Conservatoire. Il
composait aussi et son ambition était de faire représenter, à l'Ecole
Lyrique de la Tour d'Auvergne, une opérette en un acte, de sa façon,
intitulée Les Deux Boursiers. Quant à sa marche religieuse, il attendait
avec impatience le grand jour où l'orchestre du café Charles en ferait
retentir les échos de la vieille église paroissiale de Montmartre.
« D'une nombreuse famille sans fortune, Massenet, attelé du matin au soir à
son piano, blousait les timbales trois fois par semaine, au théâtre des
Italiens, et tous les vendredis au café Charles. Je crois bien qu'il garda
sa place de timbalier à la salle Ventadour jusqu'au jour où il remporta le
Grand Prix de Rome. Il eut pour successeur Emile Pessard qui lui aussi,
quelques années plus tard, devait aller loger à la villa Médicis.
« C'est de cette époque bien lointaine que date mon amitié pour Massenet,
dont je devinai le grand talent dès que je connus ses premiers essais de
composition. Je crois pouvoir dire que cette sympathie que j'éprouvai pour
lui dès notre première rencontre fut réciproque car depuis, en toutes
circonstances, j'ai trouvé en lui un camarade bon, dévoué, obligeant,
auquel, de mon côté, je n'ai jamais négligé de prouver ma sincère admiration
et ma profonde affection ».
Emmanuel Pirard, le 5 mai 2010
Portrait-charge de
Massenet
(1) Louis Schneider, Massenet, Librairie Conquet éditeur.
OU 65 vocations de
musiciens, Librairie Gründ, 1961.
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