Le billet du chef - mai 2011

 

 

 

 

 

Rien de nouveau sous le soleil (II)

 

Il est inutile de vouloir plaider : le joyeux désordre qui règne si souvent au sein du C.I.M.I. est une réalité.
 

Cette réalité n'a rien d'une singularité, ni d'une bizarrerie. Elle est tout simplement universelle.
 

L'ordre naît du chaos.
 

Les scientifiques eux-mêmes nous l'affirment.
 

Avant eux, Berlioz, ce puissant novateur, l'avait déjà parfaitement compris.
 

Il nous l'explique en détail dans une lettre qu'il adresse à Franz Liszt.
 

Cela va sans dire : toute ressemblance avec des personnages réels ne peut être que fortuite.
 

Cela va (aussi) sans dire : si, le temps d'un grand éclat de rire, nous endossons le flamboyant costume de Berlioz avec une jubilation que nous osons qualifier de (comme les Arts du même nom) "première", nous espérons ne pas sous-estimer un seul instant les distances abyssales qui nous séparent, jamais, de son génie musical, de son génie littéraire, de ses talents de chef d'orchestre, de sa complète démesure et de son infinie patience.
 

Voici (voir (1) ou texte en ligne).

Tu ne connais pas ces incertitudes, mon cher Liszt; il t'importe peu de savoir si, dans la ville où tu comptes passer, la chapelle est bien composée, si le théâtre est ouvert, si l'intendant veut le mettre à ta disposition, etc. En effet, à quoi bon pour toi tant d'informations ! Tu peux, modifiant le mot de Louis XIV, dire avec confiance :

« L'orchestre, c'est moi! le chœur, c'est moi! le chef, c'est encore moi. Mon piano chante, rêve, éclate, retentit; il défie au vol les archets les plus habiles; il a, comme l'orchestre, ses harmonies cuivrées; comme lui, et sans le moindre appareil, il peut livrer à la brise du soir son nuage de féeriques accords, de vagues mélodies; je n'ai besoin ni de théâtre, ni de décor fermé, ni de vastes gradins; je n'ai point à me fatiguer par de longues répétitions; je ne demande ni cent, ni cinquante, ni vingt musiciens; je n'en demande pas du tout, je n'ai pas même besoin de musique. Un grand salon, un grand piano, et je suis maître d'un grand auditoire. Je me présente, on m'applaudit; ma mémoire s'éveille, d'éblouissantes fantaisies naissent sous mes doigts, d'enthousiastes acclamations leur répondent; je chante l'Ave Maria de Schubert ou l'Adélaïde de Beethoven, et tous les cœurs de tendre vers moi, toutes les poitrines de retenir leur haleine... c'est un silence ému, une admiration concentrée et profonde... Puis viennent les bombes lumineuses, le bouquet de ce grand feu d'artifice, et les cris du public, et les fleurs et les couronnes qui pleuvent autour du prêtre de l'harmonie frémissant sur son trépied; et les jeunes belles qui, dans leur égarement sacré, baisent avec larmes le bord de son manteau; et les hommages sincères obtenus des esprits sérieux, et les applaudissements fébriles arrachés à l'envie; les grands fronts qui se penchent, les cœurs étroits surpris de s'épanouir... » Et le lendemain, quand le jeune inspiré a répandu ce qu'il voulait répandre de son intarissable passion, il part, il disparaît, laissant après soi un crépuscule éblouissant d'enthousiasme et de gloire... C'est un rêve!... C'est un de ces rêves d'or qu'on fait quand on se nomme Liszt ou Paganini.

Mais le compositeur qui tenterait, comme je l'ai fait, de voyager pour produire ses œuvres, à quelles fatigues, au contraire, à quel labeur ingrat et toujours renaissant ne doit-il pas s'attendre!... Sait-on ce que peut être pour lui la torture des répétitions ?... Il a d'abord à subir le froid regard de tous ces musiciens médiocrement charmés d'éprouver à son sujet un dérangement inattendu, d'être soumis à des études inaccoutumées. - Que veut ce Français ? Que ne reste-t-il chez lui ? Chacun néanmoins prend place à son pupitre; mais au premier coup d'œil jeté sur l'ensemble de l'orchestre, l'auteur y reconnaît bien vite d'inquiétantes lacunes. Il en demande la raison au maître de chapelle : « La première clarinette est malade, le hautbois a une femme en couches, l'enfant du premier violon a le croup, les trombones sont à la parade; ils ont oublié de demander une exemption de service militaire pour ce jour-là; le timbalier s'est foulé le poignet, la harpe ne paraîtra pas à la répétition, parce qu'il lui faut du temps pour étudier sa partie, etc., etc. » On commence cependant, les notes sont lues, tant bien que mal, dans un mouvement plus lent du double que celui de l'auteur; rien n'est affreux pour lui comme cet alanguissement du rythme ! Peu à peu son instinct reprend le dessus, son sang échauffé l'entraîne, il précipite la mesure et revient malgré lui au mouvement du morceau; alors le gâchis se déclare, un formidable charivari lui déchire les oreilles et le cœur; il faut s'arrêter et reprendre le mouvement lent, et exercer fragments par fragments ces longues périodes dont, tant de fois auparavant, avec d'autres orchestres, il a guidé la course libre et rapide. Cela ne suffit pas encore; malgré la lenteur du mouvement, des discordances étranges se font entendre dans certaines parties d'instruments à vent; il veut en découvrir la cause : « Voyons les trompettes seules !... Que faites-vous là ? Je dois entendre une tierce, et vous produisez un accord de seconde. La deuxième trompette en ut a un , donnez-moi votre ! Très bien ! La première a un ut qui produit fa, donnez-moi votre ut ! Fi !... l'horreur ! vous me faites un mi b !

- Non, monsieur, je fais ce qui est écrit !

- Mais je vous dis que non, vous vous trompez d'un ton !

- Cependant je suis sûr de faire l'ut !

- En quel ton est la trompette dont vous vous servez ?

- En mi b !

- Eh ! parlez donc, c'est là qu'est l'erreur, vous devez prendre la trompette en fa.

- Ah ! je n'avais pas bien lu l'indication; c'est vrai, excusez-moi.

- Allons ! quel diable de vacarme faites-vous là-bas, vous, le timbalier !

- Monsieur, j'ai un fortissimo.

- Point du tout, c'est un mezzo forte, il n'y a pas deux F, mais un M et un F. D'ailleurs vous vous servez des baguettes de bois et il faut employer là les baguettes à tête d'éponge; c'est une différence du noir au blanc.

- Nous ne connaissons pas cela, dit le maître de chapelle; qu'appelez-vous des baguettes à tête d'éponge ? nous n'avons jamais vu qu'une seule espèce de baguettes.

- Je m'en doutais; j'en ai apporté de Paris. Prenez-en une paire que j'ai déposée là sur cette table. Maintenant, y sommes-nous ?... Mon Dieu! c'est vingt fois trop fort ! Et les sourdines que vous n'avez pas prises !...

- Nous n'en avons pas, le garçon d'orchestre a oublié d'en mettre sur les pupitres; on s'en procurera demain, etc., etc. »

Après trois ou quatre heures de ces tiraillements anti-harmoniques, on n'a pas pu rendre un seul morceau intelligible. Tout est brisé, désarticulé, faux, froid, plat, bruyant, discordant, hideux ! Et il faut laisser sur une pareille impression soixante ou quatre-vingts musiciens qui s'en vont, fatigués et mécontents, dire partout qu'ils ne savent pas ce que cela veut dire, que cette musique est un enfer, un chaos, qu'ils n'ont jamais rien essuyé de pareil. Le lendemain le progrès se manifeste à peine; ce n'est guère que le troisième jour qu'il se dessine formellement. Alors, seulement, le pauvre compositeur commence à respirer; les harmonies bien posées deviennent claires, les rythmes bondissent, les mélodies pleurent et sourient; la masse unie, compacte, s'élance hardiment; après tant de tâtonnements, tant de bégaiements, l'orchestre grandit, il marche, il parle, il devient homme ! L'intelligence ramène le courage aux musiciens étonnés; l'auteur demande une quatrième épreuve; ses interprètes, qui, à tout prendre, sont les meilleures gens du monde, l'accordent avec empressement; Cette fois, fiat lux !

- Attention aux nuances ! Vous n'avez plus peur ?

- Non! donnez-nous le vrai mouvement ?

- Via! Et la lumière se fait, l'art apparaît, la pensée brille, l'œuvre est comprise ! Et l'orchestre se lève, applaudissant et saluant le compositeur; le maître de chapelle vient le féliciter; les curieux qui se tenaient cachés dans les coins obscurs de la salle, s'approchent, montent sur le théâtre et échangent avec les musiciens des exclamations de plaisir et d'étonnement, en regardant d'un œil surpris le maître étranger qu'ils avaient d'abord pris pour un fou ou un barbare. C'est maintenant qu'il aurait besoin de repos. Qu'il s'en garde bien, le malheureux ! C'est l'heure pour lui de redoubler de soins et d'attention. Il doit revenir avant le concert, pour surveiller la disposition des pupitres, inspecter les parties d'orchestre, et s'assurer qu'elles ne sont point mélangées. II doit parcourir les rangs, un crayon rouge à la main, et marquer sur la musique des instruments à vent des désignations de tons usitées en Allemagne, au lieu de celles dont on se sert en France; mettre partout : in C, in D, in Des, in Fis, au lieu de en ut, en , en bémol, en fa dièse. Il a à transposer pour le hautbois un solo de cor anglais, parce que cet instrument ne se trouve pas dans l'orchestre qu'il va diriger, et que l'exécutant hésite souvent à transposer lui-même. Il faut qu'il aille faire répéter isolément les chœurs et les chanteurs, s'ils ont manqué d'assurance. Mais le public arrive, l'heure sonne; exténué, abîmé de fatigues de corps et d'esprit, le compositeur se présente au pupitre-chef, se soutenant à peine, incertain, éteint, dégoûté, jusqu'au moment où les applaudissements de l'auditoire, la verve des exécutants, l'amour qu'il a pour son œuvre le transforment tout à coup en machine électrique, d'où s'élancent invisibles, mais réelles, de foudroyantes irradiations. Et la compensation commence. Ah ! c'est alors, j'en conviens, que l'auteur-directeur vit d'une vie aux virtuoses inconnue! Avec quelle joie furieuse il s'abandonne au bonheur de jouer de l'orchestre ! Comme il presse, comme il embrasse, comme il étreint cet immense et fougueux instrument ! L'attention multiple lui revient; il a l'œil partout; il indique d'un regard les entrées vocales et instrumentales, en haut, en bas, à droite, à gauche; il jette avec son bras droit de terribles accords qui semblent éclater au loin comme d'harmonieux projectiles; puis il arrête, dans les points d'orgue, tout ce mouvement qu'il a communiqué; il enchaîne toutes les attentions; il suspend tous les bras, tous les souffles, écoute un instant le silence... et redonne plus ardente carrière au tourbillon qu'il a dompté.

 

Luctantes ventos tempestates que senoras

Imperio premit, ac vinclis et carcere frenat.

 

Et dans les grands adagios, est-il heureux de se bercer mollement sur son beau lac d'harmonie ! prêtant l'oreille aux cent voix enlacées qui chantent ses hymnes d'amour, ou semblent confier ses plaintes du présent, ses regrets du passé, à la solitude et à la nuit. Alors souvent, mais seulement alors, l'auteur-chef oublie complètement le public; il s'écoute, il se juge; et si l'émotion lui arrive, partagée par les artistes qui l'entourent, il ne tient plus compte des impressions de l'auditoire, trop éloigné de lui. Si son cœur a frissonné au contact de la poétique mélodie, s'il a senti cette ardeur intime qui annonce l'incandescence de l'âme, le but est atteint, le ciel de l'art lui est ouvert, qu'importe la terre !... Puis à la fin de la soirée, quand le grand succès est obtenu ! sa joie devient centuple, partagée qu'elle est par tous les amours-propres satisfaits de son armée. Ainsi, vous, grands virtuoses, vous êtes princes et rois par la grâce de Dieu, vous naissez sur les marches du trône; les compositeurs doivent combattre, vaincre et conquérir pour régner. Mais même les fatigues et les dangers de la lutte ajoutent à l'éclat et à l'enivrement de leurs victoires, et ils seraient peut-être plus heureux que vous... s'ils avaient toujours des soldats.




Emmanuel Pirard, le 5 mai 2010

 

              

 

(1) Berlioz, Mémoires, Garnier-Flammarion, Paris, 1969.

 

 

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Page mise à jour le 24 août 2011

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