L'illusion de la perfection

C'est en 1949 que parut "The mathematical theory of communication" de
Warren Weaver et Claude E. Shannon. Dans la préface de la traduction
française(1), Abraham A. Moles
qualifie l'ouvrage d'événement intellectuel. Il n'hésite pas un instant à le
placer tout en haut, au côté, entre autres, de "L'origine des espèces".
Lors de nos études universitaires, nous avons suivi un cours sur la "Théorie
de l'information". Le souvenir de notre émerveillement reste intact. Abraham
A. Moles doit dire le vrai.
Deux notions doivent intéresser le musicien.
En premier lieu la distinction entre information et transmission de
l'information.
La théorie mathématique de Shannon concerne uniquement la transmission de
l'information. L'information elle-même, pour laquelle Weaver se livre à une
sorte de dissertation plutôt confuse, reste quelque chose de plus
mystérieux. La question est difficile. Sans réponse peut-être. Nous
éviterons donc le piège de la tenter. Même si notre regard s'est aujourd'hui
nourri de nouveaux horizons. Parmi ceux-ci, la notion, plutôt confuse elle
aussi, de "niveaux de Réalité". En un mot, il nous faut apprendre à
distinguer, clairement, et aussi à relier, subtilement, information
visuelle, information sonore, information musicale, information
"non-conceptuelle", et, si toutefois une telle chose existe, "information
source".
En second lieu l'utilisation - strictement pratique et sans aucune
connotation péjorative - du concept de redondance.
La redondance permet de restaurer l'intégralité d'un signal soumis à des
erreurs de transmission. Le numéro de votre compte en banque contient ce
supplément. Votre plaque minéralogique non.
Nous en venons à notre propos.
Il faut postuler, en musique, que, quel que soit le niveau de réalité
concerné, quelle que soit la transition concernée, il existe une redondance
naturelle qui permet à l'auditeur attentif de restaurer intégralement
l'information. Les conditions d'une telle restauration ne nous sont pas
connues. Mais une condition presque nécessaire et presque suffisante est
certainement l'authenticité de l'interprétation.
Nous avions évité de définir l'information.
Nous éviterons de définir l'"authenticité".
Tout cela peut paraître un peu
flou.
Il n'importe.
"Le fondement du monde est le sans-fond. C'est pourquoi il ne peut pas y
avoir de fondement de la pensée" (2).
Nous offrons une "théorie sans fondements".
Une "non-théorie" si l'on
préfère.
Cette "non-théorie" trouve quelques applications.
Primo le C.I.M.I.. Nous sommes certains qu'ici et là les conditions de
redondance sont remplies. Nous voulons dire : nous sommes certains qu'ici et
là un concert rend Haendel, Bach, Vivaldi, Haydn ou Telemann présents. Pure
prétention certes. Et pourtant.
Secundo le style. Nous nous sommes surpris nous-même récemment en découvrant
une œuvre qui nous était inconnue avec une grande émotion. Malgré la
présence, d'ordinaire parfaitement insupportable, des tics des baroqueux.
Tertio la technologie. Ce ne sont pas les "skratch", les "ffrrrrr", les "toc...toc...", les "sshhhh" ou les "tclic...tclic..." qui nous ont empêchés, dans notre jeunesse, de
nous enivrer sans fin de la "Havanaise" opus 83 et de l'Introduction et Rondo Capriccioso opus 28 de Camille Saint-Saëns (1835-1921) interprétés par Jascha Heifetz. Jusqu'à en user définitivement le vieux 78 tours familial sans doute. Jusqu'à y trouver la réponse à quelques-uns de nos premiers questionnements de musicien.
|
Quarto les "Maîtres". Jules Combarieu(3) rapporte l'anecdote suivante. A la sortie d'un
récital, le grand Anton Rubinstein répondit à ses admirateurs en délire :
"Avec les fausses notes que j'ai faites, on pourrait composer un morceau".
Notre "non-théorie" donne raison et à Anton Rubinstein et à
ses admirateurs.
Elle doit dire le vrai.
Emmanuel Pirard, le 26 mars 2010
(1) La théorie mathématique de la communication, W. Weaver et C. E. Shannon,
traduction française, La Bibliothèque du C.E.P.L., Paris, 1975 (partie du texte en français et
partie du livre en anglais).(2)
Théorèmes poétiques, Basarab Nicolescu,
II.19, Editions du Rocher, 1994.
(3) Jules Combarieu,
La Musique. Ses Lois, son Evolution, Paris, Flammarion, 1910.
|